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AUTOUR DE LA VERITE

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Rassembler les contributions ayant trait à la recherche de la Vérité : témoignages, billets et articles, informations et opinions, discussions et échanges, chroniques, documents.

LE MIRACLE TOSCAN

Publié par Paul Léophonte sur 22 Avril 2020, 17:44pm

Catégories : #ART

 
Paul Léophonte est professeur honoraire des universités, ancien chef de service de pneumologie au CHU de Toulouse, président de Sadir Association, vice président du conseil de surveillance d’Asten Santé, membre correspondant de l’Académie nationale de médecine.

 

 

Dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Ernest Renan évoque le miracle grec. Au Ve siècle avant notre ère se produisit en effet, pour l’essentiel à Athènes, une révolution culturelle sans précédent ouvrant sur l’une des périodes les plus fécondes dans le développement des arts, des sciences et des lettres. Deux mille ans plus tard, au XVe et XVIe siècle, le miracle grec aura un prolongement éblouissant au sein de la civilisation occidentale, une Renaissance. Si l’on se focalise sur ses prémices, dans le domaine des arts et des lettres, c’est vers l’Italie qu’il faut tourner les regards et plus particulièrement vers la Toscane – vers Florence, nouvelle Athènes.

Il revient à Pétrarque, l’auteur du Canzoniere, d’avoir donné l’impulsion. Jusqu’à lui, les penseurs chrétiens voyaient dans l’Histoire un progrès du paganisme vers le christianisme. Pétrarque considère l’avènement de la Rome chrétienne et son prolongement médiéval comme une période de déclin et d’obscurantisme en comparaison du passé de grandeur dont témoignent l’art, la littérature, les institutions de la Rome antique. Il préconise le rejet des gloses de la scolastique médiévale au profit d’un retour à l’original des vieux textes classiques, l’homme redevenu central, au cœur de l’humanisme naissant.

La longue période de déshérence artistique du Haut Moyen Âge (Ve-Xe siècle), est la conséquence des destructions barbares,de l’iconoclasme religieux et de la volonté de l’Eglise de faire de la peinture, à destination des illettrés (l’essentiel de la population),l’équivalent de ce que l’écriture était pour ceux qui savaient lire : la Bible serait racontée par une imagerie sous forme d’archétypes affranchis de tout réalisme, appelant à la méditation et l’édification.

Cet art convenu va être bouleversé par un artiste florentin à la charnière entre le XIIIe et le XIVe siècle (le Trecento), Giotto. On peut voir une illustration de son apport décisif dans l’une des premières salles du musée des Offices à Florence où trois madones se côtoient : la Maesta de santa Trinita de Cimabue, une madone par ses deux élèves, la Madone Rucellai de Duccio di Boninsegna (dans la filiation byzantine) et la Madoned’Ognissanti de Giotto dont l’inflexion vers la modernité saute aux yeux : dans l’expressivité des traits de la Vierge, sa féminité, et un art instinctif de la perspective jusqu’alors inédit. Giotto exprime au suprême son art novateur dans la décoration de la chapelle des Scrovegni à Padoue, mettant en scène le drame sacré du christianisme, de l’Annonciation au Jugement. Il subvertit la peinture byzantine par trois nouveautés : une humanisation des personnages par rapport à la conception archétypique antérieure, l’intégration de paysages par rapport au fond d’or traditionnel, des effets de perspective. Giotto meurt à Florence en 1337 après avoir conçu le campanile de Santa Maria dei Fiore. La mutation qu’il a induite va être interrompue par la survenue d’un des plus grands fléaux de l’histoire de l’humanité : la peste noire (1347-1352). Elle décime plus du tiers de la population européenne. Alors que l’art byzantin se prolonge et se transforme chez les suiveurs de Duccio en un art minutieux, aristocratique, raffiné, le gothique international,avec pour protagonistes en Toscane Lorenzo Monaco, Gentile da Fabriano ou Benozzo Gozzoli, il faudra attendre presque un siècle pour que le génie de Giotto rencontre un écho dans un trio d’artistes florentins – un architecte, un peintre, un sculpteur,trois phares  (au sens baudelairien) du Quattrocento.

Filippo Brunelleschi (1377-1446), l’architecte, s’affranchit de la tradition gothique et crée une architecture imprégnée de l’antique, d’une légèreté, d’une grâce, d’une harmonie inédites : en témoignent la coupole de la cathédrale de Florence, prodige de technique et de beauté et l’élégante chapelle Pazzi dans le cloître de la basilique Santa Croce. Dans le même temps, Brunelleschi fait une découverte capitale : alors que depuis la période hellénistique les artistes avaient une approche instinctive de la perspective, il invente une solution mathématique, apportant la tridimensionnalité à la surface plane de la toile, la composition basée sur des lignes vers un point de fuite, et sur le raccourci pictural - la profondeur est suggérée par un rapetissement progressif des objets en fonction de leur éloignement.

Un deuxième artiste novateur, sculpteur avant-gardiste,bouleverse la statuaire : Donatello (1386-1466). Il renoue avec l’idéal antique, mêlant raffinement et expressivité : en témoignent son David en bronze, alliant grâce et virtuosité plastique (il inaugure en place du hiératisme antique le contrapposto, le déhanchement) ; ou d’un expressionnisme bouleversant, sa Madeleine pénitente, d’une modernité surprenante.

Giotto. Madone d’Ognissanti. Musée des Offices, Florence

Giotto. Madone d’Ognissanti. Musée des Offices, Florence

Le troisième artiste est un jeune peintre de génie mort à 27 ans (1401-1428), Masaccio. Il innove dans la physionomie des personnages en sincérité et émotion. On peut en voir une illustration dans les fresques de la chapelle Brancacci de l’église Santa Maria del Carmine à Florence : la représentation d’Adam et Eve chassés du paradis singularise son apport vériste. Autre œuvre capitale, une fresque représentant la Trinité à l’église Santa Maria Novella. Masaccio y fait la démonstration, presque avec didactisme, de la troisième dimension en peinture.

L’influence de Masaccio va s’exercer sur toute une génération de peintres, à l’instar d’Andrea del Castagno (La Cène au Cenacolo Sant’Apollonia) ; ou Fra Angelico qui sous l’influence conjuguée de Lorenzo Monaco crée une peinture d’une grande spiritualité ; ou plus encore, Piero della Francesca qui préfigure l’accomplissement vers la perfection harmonieuse qu’atteindront les maîtres du Cinquecento, sa peinture caractérisée par une géométrisation du monde visible ramené à cinq figures (du cube à des polyèdres plus complexes, Cézanne s’en souviendra), et par une matérialisation inédite de la lumière, sous l’influence des maîtres flamands, grâce au recours à la peinture à l’huile en fines couches de glacis transparent.

Masaccio. L’expulsion du Jardin d’Eden. Chapelle Brancacci, église Santa Maria del Carmine

On pourrait faire suivre un catalogue tant l’époque est prodigue en talents.

Deux artistes sont incontournables, Sandro Botticelli et Andrea Mantegna.

Sandro Botticelli s’affranchit de la filiation vériste de Masaccio ; d’abord peintre de madones dans la filiation de son maître Filippo Lippi, il est le premier, en rupture avec la production religieuse du temps, à faire de la mythologie le thème central de ses oeuvres telles, parmi les plus célèbres, Le printemps ou La naissance de Vénus d’une sidérante beauté.

Andrea Mantegna n’était pas toscan mais fut fortement influencé par les artistes florentins qu’il fréquenta à Padoue. Son oeuvre, minutieuse, regorge de références gréco-romaines. Il invente le raccourci en contre-plongée, poussé jusqu’à la démonstration avec la poignante Lamentation sur le Christ mort. Son œuvre la plus grandiose est La chambre des époux au château saint Georges à Mantoue : sur les murs, des fresques admirables d’illusion et de réalisme, et au plafond un Oculus merveilleux, mêlant la contre-plongée et le trompe-l’oeil, d’une délicatesse, d’une fraîcheur imprégnée d’humour.

À la suite de Donatello, Luca della Robbia occupe une place singulière. Il innove en sculpture en inventant la terre cuite émaillée (la céramique vitrifiée). Les œuvres de son clan familial, décoratives, d’un charme indéniable, séduisent par la luminosité des couleurs, la finesse du modelé, la fraîcheur du dessin.

Andrea Mantegna. L’oculus, chambre des époux. Château Saint-Georges, Mantoue.

Andrea Mantegna. L’oculus, chambre des époux. Château Saint-Georges, Mantoue.

On atteint des sommets avec Léonard de Vinci, Raphaël et Michel-Ange.

Léonard fut élève à Florence d’Andrea Verrocchio (1435-1488), d’une influence décisive, perceptible dans les oeuvres de jeunesse comme le portrait de Ginevra Benci, moment capital dans l’art du portrait figé jusqu’alors dans le profil de médaille : la pose de trois-quarts apporte une vitalité qui va caractériser désormais le portrait florentin. Léonard de Vinci allie le don créatif et le souci de l’exactitude de l’homme de science – botaniste, géologue ou anatomiste entre autres (on peut en voir l’illustration dans L’homme de Vitruve, son célèbre dessin représentant les proportions parfaites du corps humain). Ce souci d’exactitude invoqué avec constance l’éloigne du naturalisme mêlé d’idéalisme, la recherche exclusive du beau dans la nature que professait Leon Battista Alberti, architecte et théoricien de l’art dans le sillage de Brunelleschi. La fresque monumentale représentant La Cène qui orne le réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan est une démonstration éblouissante de l’art de Léonard. De la fresque à la peinture à l’huile, Léonard va apporter deux innovations capitales : la technique du sfumato – un modelé vaporeux obtenu en superposant plusieurs microcouches de peinture en glacis ; il donne aux contours du corps une apparence plus naturelle que le trait et permet de nuancer davantage les couleurs ; et la perspective atmosphérique, qui marque la profondeur de l’espace par un adoucissement des contours et un dégradé progressif des couleurs, conférant à l’ensemble une atmosphère légèrement brumeuse. Ces deux techniques transforment l’art du portrait où il parvient à joindre la grâce des traits et le mystère psychologique dans une douceur harmonieuse qu’agrémente un fond paysager imaginaire : il en apporte la démonstration avec La dame à l’hermine et La belle ferronnière, puis avec La Joconde.

Léonard de Vinci. Portrait de Ginevra Benci. National Gallery of Art, Washington.

Léonard de Vinci. Portrait de Ginevra Benci. National Gallery of Art, Washington.

Tout se passe comme si les recherches et les innovations en peinture depuis Giotto, relayé par les maîtres du Quattrocento, convergeaient vers Raphaël. Venu d’Urbino à Florence il va y bénéficier de l’influence de Léonard de Vinci et de Michel-Ange et peindre d’exquises madones. Son génie va donner toute sa mesure alors qu’il devient à Rome le peintre officiel de la papauté. Chargé de la décoration des appartements du pape Jules II, il réalise les fameuses stanze dont la plus célèbre est la fresque représentant l’École d’Athènes, hommage à la pensée antique, Platon et Aristote entourés de figures majeures de l’Antiquité. Si l’on joint l’effet de perspective, la palette des couleurs, l’équilibre harmonieux de la composition, l’ensemble illustre à son point de perfection le classicisme de la Haute Renaissance.

Raphaël. École d’Athènes. Chambre de la Signature. Musées du Vatican.

Raphaël. École d’Athènes. Chambre de la Signature. Musées du Vatican.

S’agissant de scènes religieuses (comme la Déposition de croix) ou des portraits (comme celui de Baldassare Castiglione), les mots qui viennent sous la plume des critiques émerveillés sont la mesure, l’harmonie, la grazia, la dolce maniera

Uomo universale, Michel-Ange fut le sculpteur, le peintre, l’architecte prodigieux que l’on sait, et un poète trop méconnu, l’un des plus grands de langue italienne. Maître de son art à vingt ans, il part pour Rome où il réalise pour la basilique Saint-Pierre, dans un unique bloc de marbre de Carrare, l’admirable Piéta, puis retour à Florence l’impressionnant David - l’une, d’une juvénile beauté, aussi gracieuse que tragique, son fils comme un frère sur ses genoux, poigne jusqu’aux larmes ;l’autre, nu colossal, sidère par sa perfection physique, son expressivité dans la monumentalité. Michel-Ange affirmait volontiers qu’il était sculpteur et pas autre chose. Je ne suis pas peintre, se défendait-il, alors que, dans le même temps, bouleversé par la découverte d’une sculpture du Ier siècle, le groupe du Laocoon, il venait d’infléchir la peinture dans une direction féconde inédite avec le tondo Doni.

Cette représentation de la Sainte Famille figure pour la première fois une composition en spirale des corps, la figure serpentine, qui fera école en complément du contrapposto introduit par Donatello. Michel-Ange professe à rebours de son aîné et rival Léonard que la beauté prime sur la vérité scientifique : elle est moins dans l’imitation exacte de la nature que sous-tendue par sa perception subjective.

Michel-Ange. David. Galleria de l’Academia. Florence.

Michel-Ange. David. Galleria de l’Academia. Florence.

Telle est la maniera (le style) qui fait de Michel-Ange le précurseur d’une mutation de la peinture. Sous la pression du pape Jules II, il peint à fresques le plafond de la chapelle Sixtine, entretissant le profane et le sacré, le récit biblique de la Genèse encadré de sibylles, ignudi et Prophètes – la Grèce dans une atmosphère palestinienne, écrira Marcel Brion. Un quart de siècle plus tard il peint la gigantesque fresque du Jugement dernier dans le chœur de la chapelle Sixtine : un Christ qui n’a rien d’évangélique, aussi vengeur que le Dieu de l’Ancien Testament, départage les élus sans paix ni joie à la vue des damnés balayés d’un geste terrible, happés par les démons. Un Michel-Ange vieillissant y exprime sa personnalité tourmentée et son génie, vibrant et désespéré, et son ardente sensualité – sa terribilita

Sur trois siècles, de Giotto l’initiateur relayé par une pléiade d’artistes du Quattrocento jusqu’à l’éblouissant trio de la Haute Renaissance, le miracle toscan se sera accompli. Il aura des prolongements avec Pontormo et Rosso Fiorentino. Transgressant les codes du classicisme, influencés par la maniera de Michel-Ange, ils sont les précurseurs d’une splendide inflexion de la peinture vers ce qu’on appellera le maniérisme qu’une sophistication et quelques outrances de peintres à leur suite entachera d’une connotation dépréciative.

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